AccueilExpressions par MontaignePopulismes autoritaires : les racines d’un attrait croissantLa plateforme de débats et d’actualités de l’Institut Montaigne États-Unis et amériques Europe24/06/2025ImprimerPARTAGERPopulismes autoritaires : les racines d’un attrait croissantAuteur Alexandre Marc Expert Associé - Amériques et développement Où que l'on se place, le constat s'impose : les partis populistes ont le vent en poupe. Effet de saison ? Loin de là, montre Alexandre Marc. Leurs percées électorales s'inscrivent dans un doute démocratique aux racines profondes, intrinsèquement lié à notre modernité. Quelles sont ses causes ? Frustrations économiques, individualisme et questions identitaires remettent en cause l’alliance qui fut celle du capitalisme et du libéralisme. Confrontée à l"aplatissement du monde" et à la "société liquide", la démocratie se résoudra-t-elle à n'être plus qu'une grande flaque amorphe ?Quel que soit l’endroit sur le globe, le processus est similaire : les partis populistes se multiplient et parviennent au pouvoir par la voie électorale, le plus souvent avec de confortables majorités. Concomitamment, enquête après enquête, le constat s’impose d’une érosion de la confiance à l’égard des institutions démocratiques (sans qu’il ne s’agisse d’une baisse de confiance dans le modèle démocratique en tant que tel) dans les pays occidentaux, mais aussi dans beaucoup de pays émergents, comme l’Inde et la Turquie. Le début du siècle inaugure l’entrée dans une période de reflux démocratique sans précédent. L’une des plus vieilles et des plus stables démocraties du monde, les États-Unis, est soumise à des attaques - inédites depuis sa création au XVIIIe siècle - contre ses institutions démocratiques. En parallèle, de nombreux indicateurs de satisfaction de la vie commencent à baisser dans les pays occidentaux (World Happiness Report, World Value Survey, enquêtes menées par Pew), indiquant que la crise n’est pas seulement politique. Même lorsqu’un retournement de situation se produit, comme en Pologne aux élections de 2023, celui-ci s'avère très fragile : les dernières élections présidentielles ont amené au pouvoir l’ultraconservateur Karol Nawrocki, candidat soutenu par le PiS. De même au Royaume-Uni, où le populisme conservateur des Tories a été balayé par les travaillistes en juillet 2024 : moins d’un an après, le parti populiste de Nigel Farage, Reform UK, devient le premier parti dans les intentions de vote. L’étude récente de l’Institut Montaigne, L’après 2024 : crépuscule ou renouveau démocratique ?, met clairement en lumière ces fragilités.Le phénomène populiste est indissociable des transformations sociales, culturelles et politiques qui marquent nos sociétés. Les analyses, rapports et ouvrages qui se sont penchés sur ce phénomène foisonnent, mais le plus grand nombre porte sur la façon dont les politiciens illibéraux procèdent pour s’installer au pouvoir, créer le chaos et mettre les institutions à leur service. Plus rares sont les travaux qui s’attachent à expliquer les raisons d’une telle popularité du populisme autoritaire ou à saisir la banalisation des attaques envers les principes démocratiques. Il est aussi difficile de comprendre la faiblesse des réponses à cette montée populiste. Un constat s’impose néanmoins : le phénomène populiste est indissociable des transformations sociales, culturelles et politiques qui marquent nos sociétés.Des transformations profondes et rapides de nos sociétésLes sociétés occidentales connaissent des bouleversements profonds à plusieurs niveaux, qui sont accélérés par la rapidité des évolutions technologiques. Notons en particulier :- La fragmentation des systèmes politiques, avec l’affaiblissement des grands partis traditionnels et leur remplacement par des mouvements politiques beaucoup plus flous et relativement peu structurés. On constate également une augmentation des votes protestataires où les électeurs se prononcent davantage contre un parti au pouvoir que pour son opposant, ce que l’on appelle communément le "dégagisme".- Cette fragmentation politique reflète une fragmentation sociale et culturelle qui a été décrite en détail, dans le cas de la France, par Jérôme Fourquet dans L’Archipel français. Les grands groupes sociaux disparaissent pour donner place à des appartenances moins bien définies, souvent mouvantes et le plus souvent fermées sur elles-mêmes. Cette archipélisation n’est pas le propre de la France, elle est particulièrement forte aux États-Unis, mais également au Royaume-Uni, en Allemagne et dans beaucoup d’autres pays- On assiste aussi à une montée du conservatisme moral et une résistance à la globalisation culturelle et sociale. Sans être nouvelle, elle s’est considérablement étendue et radicalisée dans certains secteurs de la société, au point d’aboutir à une véritable xénophobie. Elle touche également un électorat jeune, surtout masculin, qui réagit à la rapide libéralisation culturelle et à la meilleure reconnaissance des minorités que l’on observe depuis la deuxième partie du siècle dernier, surtout depuis la fin des années 60 (droits LGBTQ) et le mouvement MeToo. Si les sociétés sont devenues en général plus tolérantes, une partie croissante de catégories, en leur sein, se sent menacée par ces acquis. Le conservatisme s’accompagne aussi d’une forte cristallisation des mécontentements autour de l’immigration et de la diversité culturelle.Ce conservatisme s’accompagne d’une radicalisation des discours dans de nombreux domaines, d’une baisse du civisme - certains diraient une baisse de la décence - et d’une forte contestation des normes de comportements collectifs. Les théories complotistes se multiplient, le mensonge s’affiche éhontément dans les discours politiques et les contre-vérités s’affichent ostensiblement dans le domaine public. L’explosion de l’incivisme s’accompagne d’une multiplication des actes violents souvent gratuits, surtout dans des pays comme les États-Unis, mais qui s'étend largement l’Europe.La valeur de la démocratie libérale en tant que telle est aussi remise en doute. Une enquête très approfondie menée par Pew en 2021 dans 17 pays industrialisés du bloc occidental révèle que 60 % des personnes interrogées estiment que le système démocratique a besoin de réformes en profondeur. Aux États-Unis, le chiffre s’élève à 84 % - le pays détient le record de négativité parmi les pays ayant participé à l’enquête. Plus inquiétant encore, une large proportion des personnes qui jugent que les démocraties occidentales doivent être réformées pensent qu’il sera très difficile, voire impossible, de le faire. Une large proportion des personnes qui jugent que les démocraties occidentales doivent être réformées pensent qu’il sera très difficile, voire impossible, de le faire.Deux phénomènes découlent de ce doute démocratique : d’une part, une baisse de la participation aux élections sur le long terme, et de l’engagement en politique en général, et d’autre part, l’attrait pour les candidats à tendance populiste, anti système et anti-élite, à droite comme à gauche de l’échiquier politique.Quelles sont les racines de ce doute démocratique ? Trois phénomènes semblent avoir une influence particulièrement forte sur cette situation :l’assombrissement des perspectives économiques et l’insatisfaction des attentes en termes d’amélioration des conditions de vie pour les populations les moins éduquées ; l’importance que prennent les questions identitaires dans les sociétés modernes ;une forte montée de l’individualisme qui se traduit par une contestation accrue des normes de comportement collectif et des institutions. L’accroissement des inquiétudes économiquesLes questions économiques, en particulier l’emploi et le pouvoir d’achat, jouent un rôle clé dans l’engagement politique des individus. L’avenir paraît sombre pour une majorité de la population dans les pays occidentaux : l’ascenseur social ralentit, ou, dans certains pays, s’est quasiment arrêté. Or, les frustrations économiques ne dépendent pas tant de l’état de la conjoncture à un moment donné que des aspirations individuelles et de la comparaison avec un statu quo ante, situé en particulier par rapport aux générations précédentes.De ce fait, on ne peut comprendre les frustrations économiques ni leur impact sur la démocratie sans prendre en compte l’incroyable progrès économique quasi mondial des Trente Glorieuses, selon le nom dont Jean Fourastié a désigné les trois décennies qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elles ont établi une sorte d’étalon-or de ce que l’on peut attendre de l’alliance entre capitalisme et démocratie libérale : baisse rapide de la pauvreté et des inégalités, hausse considérable de niveau de vie des classes moyennes. Toutefois, cette incroyable progression s’est ralentie à la fin des années 1970, générant une montée lente mais sûre des frustrations. La baisse de la natalité et le changement rapide de la structure démographique dans les pays occidentaux ont ajouté une pression énorme sur les générations les plus jeunes, désormais chargées de soutenir des populations inactives en plein accroissement. Les difficultés de logement s’exacerbent dans les villes alors que les plus jeunes voient leurs opportunités économiques baisser par rapport à leurs aînés. Ceux qui vivent dans les campagnes et les petites villes peinent à trouver des opportunités et doivent se résigner à partir vers les grandes villes. La globalisation est incriminée, mais l’explosion de l’innovation technologique et la rapidité avec laquelle elle touche nos sociétés est aussi en grande partie responsable. Les populations moins éduquées se sentent de plus en plus marginalisées. Alors que les ouvriers souffrent encore de la désindustrialisation des pays occidentaux, l’explosion de l’intelligence artificielle et de la robotisation est en train de créer des chocs encore plus profonds qui impactent directement le secteur des services.Nous sommes au début d’une troisième révolution industrielle, décrite par Richard Baldwin dans son ouvrage The Globotics Upheaval: Globalization, Robotics and the Future of Work, qui pose de manière frontale l’enjeu de la redistribution des fruits de la croissance.L’alliance entre capitalisme et démocratie libérale paraît ne plus fonctionner, comme l’explique Martin Wolf, célèbre journaliste du Financial Times, dans son livre The Crisis of Democratic Capitalism. Les transformations technologiques demandent des compétences que nos sociétés ont beaucoup de mal à produire (voir le rapport récent de l’Institut Montaigne : Métiers de l’Ingénieur : démultiplier nos ambitions) et ceci à tous les niveaux de la société. Les systèmes éducatifs peinent énormément à maintenir le niveau dans l’ensemble des pays occidentaux. La qualité de l’éducation de base baisse presque partout, à l’exception peut-être des pays scandinaves, comme l’a révélé le rapport de 2018 de la Banque Mondiale, Learning to Realize Éducation’s Promise. Les populations les moins éduquées se sentent abandonnées et mises à l’écart, dans des économies qui leur accordent de moins en moins de place. La transition technologique se traduira par des transformations très profondes du marché du travail, qui joueront fortement sur les écarts de revenus et risquent de ne générer de bénéfices économiques directs qu’à une petite partie de la population.L’alliance entre capitalisme et démocratie libérale paraît ne plus fonctionner.Ainsi, la population la moins bien placée pour bénéficier de ces transformations, qui est aussi en grande partie la moins bien éduquée, considère de moins en moins que la démocratie libérale, contrôlée par les élites, pourra lui garantir un avenir.Les promesses du socialisme démocratique lui apparaissent aussi dépassées, puisqu’aucun des partis censés l’incarner n’ont pu éviter leur marginalisation lorsqu'ils étaient au pouvoir, sans compter que la focalisation des partis de gauche sur les questions d’identités et sur les droits des minorités leur semble excessive. C’est ainsi que s'accroissent les fractures politiques : les populations les moins éduquées deviennent le soutien de plus en plus solide des partis populistes autoritaires. Les jeunes, qui subissent le choc plus violemment que leurs aînés, commencent à voter davantage pour les partis anti-système. Le manque de perspectives économiques n’est toutefois pas la seule cause de la montée populiste.Le retour en force des identités dans le paysage politiqueLes préoccupations identitaires reviennent au premier plan et s’invitent un peu partout en politique. Le phénomène s’accentue à mesure que s’accroît l’impression que le monde s’homogénéise et offre moins de repères. De nombreux auteurs soulignent le défi que ce développement pose pour la démocratie. Francis Fukuyama en particulier, dans son livre Identity: The Demand for Dignity and the Politics of Resentment, a clairement identifié les questions identitaires comme cruciales dans la crise de la démocratie. L’affirmation identitaire, vecteur d’ancrage et de différenciation, va de pair avec l’exigence que l’autonomie individuelle soit reconnue et avec une revendication à choisir d’être qui l’on veut. Elle est aussi une façon de retrouver une manière de s’associer à un groupe social ou culturel différent pour se protéger d’un monde où les règles et les normes s’effritent, où la solitude s’accroît et où les liens familiaux s’affaiblissent. L’identité porte une très forte valeur émotionnelle, en tant qu’elle est existentielle et est une composante importante de notre dignité : l’économiste anglaise Frances Stewart a ainsi mis en évidence la place majeure que joue la perception d’inégalité dans la constitution d’une identité de groupe, et son rôle dans les conflits violents. Le renouveau de la question identitaire se joue à deux niveaux qui peuvent paraître a priori opposés : le premier se traduit par une flexibilisation des identités, dans une quête d’identités multiples. Claude Dubar, spécialiste français du sujet, écrit dans La crise des identitésque les identités "supposent l’existence de collectifs multiples, variables, éphémères auxquels les individus adhèrent pour des périodes limitées et qui leur fournissent des ressources d’identification qu’ils gèrent de manière diverse et provisoire. Dans cette perspective, chacun possède de multiples appartenances qui peuvent changer au cours de sa vie". À rebours de cette flexibilisation, les individus s’en réfèrent également à un passé souvent idéalisé qui leur permet de contester l’évolution libérale du monde et la perte de repères que cette évolution implique. La montée des mouvements fondamentalistes religieux sont le résultat de ce repli identitaire et du besoin de sécurité psychologique. Or, ces mouvements veulent désormais une reconnaissance politique qui ne soit plus seulement culturelle ou sociale. Le salafisme, les églises évangélistes, les mouvements juifs orthodoxes, l’hindouisme politique s’affirment fortement dans la sphère politique, phénomène nouveau depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nationalismes se renouvellent et prônent des valeurs enracinées dans une soi-disant pureté des normes ancestrales, alors que les sociétés sont de plus en plus multi-ethniques. La place que ces affirmations identitaires prennent dans la sphère publique a des retombées très conflictuelles. De façon inattendue et apparemment paradoxale, les revendications identitaires sont devenues une composante centrale de la modernité, comme si marquer sa différence devenait une urgence d’autant plus pressante que la mondialisation faisait craindre de se sentir absorbée dans un monde uniforme. De façon inattendue et apparemment paradoxale, les revendications identitaires sont devenues une composante centrale de la modernité.Le besoin d’appartenance identitaire, en progression rapide, s’accompagne souvent d’une forte contestation de l’ordre établi et de la remise en cause de la primauté de l’identité citoyenne.Certaines appartenances religieuses ou culturelles s’accompagnent d’un positionnement ouvertement anti-démocratique, comme c’est le cas des Églises évangélistes blanches en Amérique, des mouvements salafistes, ou même l’actuelle Église orthodoxe russe. Le renouveau des sentiments identitaires est une aubaine pour les populistes car les identités ont une charge émotionnelle très forte qui est facilement manipulable dans un monde où l’acceptation de normes universelles n’a plus cours. Aussi bien Donald Trump que Viktor Orbán, Narendra Modi, Benjamin Netanyahu ou Recep Tayyip Erdogan : tous ont intégré l’identité comme une composante majeure de leur narratif.La montée de l’individualisme et la contestation des institutionsUn troisième phénomène joue également fortement dans la montée du populisme autoritaire : la montée d’un individualisme puissant dans les sociétés modernes. Cet individualisme produit des effets positifs, en favorisant l’autonomie des individus face aux règles et aux normes imposées par la société, donc en les rendant plus libres. C’est sans conteste l’individualisme qui nourrit l’idéologie de la Silicon Valley et libère les énergies créatives et entrepreneuriales dont on voit les brillantes réalisations. Cependant, son revers, quand il est poussé à l’extrême, est qu’il diminue l’attrait pour l’action collective, réduit la cohésion sociale et fragilise l’intérêt pour ce qu’il advient aux autres. Il érode ce que Pierre Bourdieu appelait le capital social, essentiel au bon fonctionnement d’une société.La montée de l’individualisme est le fruit de la volonté des individus de s’autonomiser, d’agir de manière indépendante et de se socialiser à travers des groupes restreints. Ce renforcement de l’individualisme s’est accentué progressivement depuis le milieu du siècle dernier. Robert Putnam a documenté de manière très détaillée ce phénomène pour les États-Unis dans son livre Bowling Alone. Il montre comment la volonté et la capacité des individus à collaborer entre eux et à socialiser se sont effritées depuis la fin des années 1960 et décrit avec force détails comment un grand nombre d’activités collectives ont disparu, dans pratiquement tous les aspects de la société américaine - de la fréquentation de la paroisse à celle des syndicats, des organisations de la société civile, des syndicats et même des invitations à dîner et des sorties en groupe. Ce phénomène n’est pas aussi bien documenté en Europe, où il semble un peu moins extrême, mais un certain nombre d’études confirment l’individualisme et la solitude, notamment les travaux de Jérôme Fourquet ou l’enquête, d’une amplitude considérable - elle couvre 78 pays - qui a été réalisée par des universitaires canadiens et publiée en 2017 dans la revue Psychological Science ("Global Increases in Individualism").La montée de l’individualisme et la volonté de s’émanciper des normes et de gagner davantage d’autonomie est également à l’origine d’une baisse de confiance dans les grandes institutions qui structurent nos sociétés et permettent d’encadrer l’action collective des individus. Cette baisse de confiance s’accentue progressivement depuis des décennies et les institutions démocratiques n’y échappent pas. Les comportements de groupe deviennent par conséquent de plus en plus imprévisibles. Le terme de "société liquide", utilisé par le sociologue et philosophe allemand Zygmunt Bauman pour qualifier ce relâchement des règles sociales et cette perte d’influence des grandes institutions qui encadrent la société, rend bien compte du phénomène. Olivier Roy parle quant à lui "d’aplatissement du monde" pour désigner la disparition des hiérarchies qui définissent selon lui la culture. Aujourd’hui, critiquer voire piétiner les institutions semble plus attrayant que l’idée de s’engager patiemment pour les réformer.Cette baisse de confiance dans les institutions démocratiques, qui n’est pas une baisse de confiance dans l’idée de la démocratie mais davantage dans son fonctionnement, est à l’origine d’une baisse d’intérêt pour la politique traditionnelle, d’un affaiblissement de la participation aux élections, d’un désintérêt pour les partis politiques, syndicats, associations d’intérêt général, et d’un abandon du suivi de la presse pour la remplacer par les réseaux sociaux.L’individualisme ne signifie pas un manque d’intérêt ou de préoccupation pour des questions collectives, mais il conduit les individus à s’engager pour les causes qui les préoccupent en dehors des institutions établies et de façon non contraignante.L’individualisme ne signifie pas un manque d’intérêt ou de préoccupation pour des questions collectives, mais il conduit les individus à s’engager pour les causes qui les préoccupent en dehors des institutions établies et de façon non contraignante. L’apparition de mouvements politiques et de protestations spontanées en marge des institutions et des organisations sociales et politiques, comme le mouvement des Gilets jaunes en France ou le mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, est une bonne illustration de la nouvelle sensibilité politique que crée cette société liquide.Ces mouvements pourraient devenir la forme d’opposition privilégiée par les individus à l’avenir, car elle implique très peu d’engagement des participants dans une structure organisée, ce qui apparaît comme de plus en plus contraignant. Les leaders populistes peuvent ensuite récupérer ce genre de mouvement fluide et peu structuré facilement. MAGA ("Make America Great Again"), qui a repris et élargi la tendance du Tea Party aux États-Unis, en est un éloquent exemple et témoigne de la faculté d’un mouvement très peu structuré et qui rassemble des sensibilités très différentes de façon non contraignante à aboutir à un populisme autoritaire. De façon paradoxale, beaucoup de mouvements conservateurs qui prônent un retour à une société fondée sur des valeurs ancestrales utilisent des méthodes très individualistes et peu institutionnalisées telles que les réseaux sociaux, la constitution de mouvements plus que de partis, et nourrissent la défiance envers les institutions établies pour mobiliser leurs partisans. Cela suscite une forte adhésion dans une société très individualiste. Curieusement, ils prônent une libération des sentiments de colère contre les normes et les règles sociales en place tout en portant un étendard souvent très conservateur.Robert Putnam montre que la montée de l’individualisme débute dès les années 60 avec l’apparition de la télévision, annonciatrice des réseaux sociaux qui, à plus forte raison, sont devenus une formidable caisse de résonance de l’individualisme et contribuent au manque de confiance dans les institutions établies. Une société de consommation de plus en plus sophistiquée nous éloigne aussi souvent des préoccupations collectives. C’est une philosophie du quotidien qui pousse à un fort narcissisme et encourage parfois un enfermement sur soi, comme l’a révélé le sociologue Gilles Lipovetsky dans son ouvrage Le sacre de l’authenticité. Les dangers que représente l’individualisme pour l’engagement politique sont connus depuis longtemps. Dès De la démocratie en Amérique (1835) Alexis de Tocqueville avait prévu cette dynamique : "l’individualisme est un sentiment réfléchi qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables de telle sorte que, après s’être créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même". Le Populisme autoritaire : un phénomène au diapason de la société occidentaleL’attrait pour des populistes autoritaires est au diapason de l’évolution de nos sociétés. Beaucoup savent parfaitement exploiter le rejet des normes établies, les angoisses que suscite l’avenir, les quêtes identitaires, et un certain attrait pour le chaos destructeur. Ce serait une grave erreur de penser qu’il ne s’agit que d’un mauvais moment à passer. Yves Mény, spécialiste du populisme, conclut un de ses articles avec cette prédiction : "Comme aux États-Unis, nous sommes probablement face à un mouvement irréversible où le populisme pénétrera constamment le débat, le style politique, les institutions et les politiques publiques. Seule variera l’intensité de la dose de "populisme" présent au cœur de nos sociétés." Il rejoint ainsi les prédictions formulées par Giuliano da Empoli dans Les ingénieurs du chaos. Copyright image : Brendan Smialowski / AFP 20 septembre 2019, une manifestation devant le Capitole.ImprimerPARTAGERcontenus associés à la uneAvril 2024Union européenne : portée et limites des nationaux-populistesLa montée des partis nationaux-populistes pose un défi pour l'avenir de l'UE. Quelle influence réelle ces partis peuvent-ils exercer sur les politiques européennes et quelles sont leurs visions divergentes de l'avenir de l'UE ?Consultez la Note d'éclairage 05/06/2025 [Le monde vu d’ailleurs] - La Roumanie et la Pologne aux prises avec le pop... Bernard Chappedelaine 03/06/2025 Élection présidentielle en Pologne, un séisme prévisible ? Pierre Buhler